Chloé Clair, de CTO de Vinci Construction à CEO de la startup Namr
Chloé Clair nous impressionne. Déjà, elle accumule les diplômes : Polytechnique, les Ponts et Chaussées, Berkeley et un master en architecture. Cette workaholic s’est donné les moyens pour se lancer dans la vie active. Ensuite, c’est une femme forte. A 28 ans, elle a intégré Bouygues Construction et a eu, pour son premier poste, à gérer une équipe de 25 personnes et diriger la conception d’un projet de 500 millions d’euros. Et elle s’est donné pour objectif de, tous les trois ans, évoluer vers un nouveau poste qui la passionnerait tout autant. Stratégie payante, puisqu’elle a fait son chemin jusqu’à devenir CTO de Vinci Construction, au Comex d’une entreprise de 70 000 personnes, avec pour mission d’injecter de l’innovation dans le groupe. Un poste exceptionnel qu’elle a quitté en décembre 2020 pour se lancer dans une toute nouvelle aventure : CEO de namR, startup qui valorise les données des bâtiments et des territoires pour répondre aux enjeux de la transition écologique. Un basculement qu’elle explique par une nécessité vitale de constamment sortir de sa zone de confort, de se mettre en danger, de garder une motivation pour son travail.
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Polytechnique, Ponts et Chaussées, Berkeley, Architecture : 4 diplômes en 10 ans
J’ai grandi dans les Alpes, dans un tout petit village très connu des parisiens, Megève. Seulement quand on y vit, ça reste un petit village de 5000 habitants. J’y suis restée jusqu’à mes 13 ans, pour ensuite aller dans une « grande ville », Valence, dans la Drôme, où j’ai vécu jusqu’à mon lycée. J’ai ensuite voulu partir le plus loin possible, à Paris, en prépa. J’avais 17 ans à l’époque, et l’arrivée en prépa, ça m’a pour la première fois renvoyée à mon sexe de femme. J’étais dans un ancien internat de garçons à Stanislas, à Montparnasse. Le premier jour, lors de mon entretien de bienvenue avec le père jésuite qui tenait l’école, j’ai eu droit à un sermon du genre : « Bon, vous savez à Stan, on n’aime pas les filles. Parce que vous comprenez, en prépa, c’est fini les bonnes notes, vous allez avoir des 4 sur 20, ça va être dur, et donc les filles ça pleure ». Je l’ai regardé droit dans les yeux, je lui ai dit : « Moi, je ne pleure pas ». J’étais outrée et ça m’a donné beaucoup de force pour la suite. De l’année, il n’a pas vu une larme. J’ai pourtant vu des copains s’effondrer en prépa parce qu’il « n’y a pas que les filles qui pleurent ». Je suis restée stoïque,car on m’avait lancé un défi qui m’a rendue plus forte.
J’ai eu la chance – non, pas la chance – j’ai énormément travaillé pour rentrer à l’école Polytechnique. En voilà un, de conseil : on ne dit pas qu’on a eu de « la chance ». On a travaillé. En sortant de l’X, je me suis dirigée vers des choses qui m’intéressaient énormément, l’architecture et la construction. Je me suis lancée dans un double diplôme à l’école des Ponts et Chaussées et dans un double cursus d’architecte. J’ai découvert, en école d’architecture, que je n’étais pas si créative que ça, que j’étais assez formatée. J’étais avant tout une gestionnaire de projets, j’avais envie de prendre toute l’originalité des partenaires avec qui je pouvais travailler et de faire aboutir leurs projets. J’ai quand même fait 4 ans d’études d’archi pour obtenir mon diplôme, c’est important d’aller au bout des choses.
Je suis ensuite partie en année de césure, à San Francisco, travailler dans un cabinet d’architecture en tant qu’ingénieur structure. J’étais au paradis, à ma place. J’ai découvert la culture américaine, une culture qui est invisible au genre : c’était très étonnant, j’étais une stagiaire étrangère, et je n’ai eu aucune question personnelle, aucune remarque. J’ai découvert un milieu corporate extrêmement policé. C’était à la fois quelque chose que je recherchais, de ne pas avoir à rire de blagues salaces, de ne pas être caractérisée par mon genre. En revanche, j’y perdais une forme de relationnel, de contact, plus agréable et chaleureux. J’ai ensuite intégré Berkeley pour terminer mon diplôme de l’Ecole des Ponts avec un Master en Structural Engineering.
28 ans et autant de personnes à manager
Au bout de 10 ans j’ai donc eu 4 masters et travaillé 3 ans : j’étais prête pour la vraie vie professionnelle. J’ai d’abord été recrutée chez Bouygues Construction. A 28 ans, j’ai tout de suite eu un poste de Design Manager, j’étais en charge de la conception et de la coordination des plans de l’aéroport international de Chypre. C’était un projet de 500m€ : moi qui n’avais managé qu’une stagiaire jusque-là, je me retrouvais avec une équipe de 25 personnes, dont certaines avaient plus de 55 ans. Là, je ne me suis pas posé la question de mes capacités en tant que femme, mais plutôt en tant que jeune diplômée. Et si j’étais trop jeune ? Mon sentiment d’imposture n’était pas lié à mon genre, mais plutôt au côté gigantesque du poste. Je m’observais en réunion, je me demandais si j’avais les bons mots, j’avais un réel sentiment de ne pas être à la hauteur, et je n’avais personne à qui en parler.
Mon conseil par rapport au syndrome de l’imposteur, c’est d’avoir confiance en soi dès le départ. Si on vous a donné un poste, c’est qu’on croit en vous. Il n’y a pas de : « est-ce que je suis vraiment à la hauteur pour ce poste ? ». Et si on n’arrive pas à avoir confiance en soi, on respecte l’adage « fake it till you make it ». Quand je passe d’un job à un autre, je m’oblige à faire preuve d’assertivité dès le premier rendez-vous : on pose le décor, on montre qu’on est en charge. Et c’est quelque chose qu’il faut qu’on travaille en tant que femmes : nous, on nous a appris qu’exprimer sa fragilité, c’était ok. Mais tant qu’il n’y aura pas 50% de femmes en haut de la pyramide qui pourront exprimer leur fragilité, on restera dans un monde d’hommes où celui qui parle le plus fort est souvent celui qui a gagné. Malheureusement il faut jouer « by the rules ». Mon autre conseil, c’est de trouver quelques personnes externes avec qui on peut partager ses doutes et ses problèmes. Pour moi, ce sont mes copines d’école, on se motive entre nous. Ce sont des amitiés non politisées qu’il faut cultiver.
Le virus de l’expatriation : de Chypre à la Thaïlande
Dans les 11 ans que j’ai passé chez Bouygues Construction, j’ai sauté de pays en pays : après Chypre, je suis partie à Miami, puis Trinidad et Tobago. Un passage au HQ de France avec un poste nomade où je passais 2 semaines par mois avec les équipes terrain, et enfin la Thaïlande. J’avais rencontré mon conjoint entre temps, je suis donc partie en Thaïlande avec mari et bébé sous le bras. Mon époux et moi, on était à peu près au même niveau de carrière, nos deux boîtes pouvaient nous faire partir en expatriation. On s’était fixés une règle : le premier à qui on proposait un super poste à l’étranger avait gagné, et l’autre suivrait. On a décidé de partir en Asie, et c’était moi l’expatriée. On s’était dit : tous les 3 ans, l’un choisirait ce qu’il voulait faire et l’autre suivrait. Ça fonctionnait bien parce qu’on avait tous les deux des boulots qui pouvaient facilement bouger.
Pour que ce système fonctionne, il faut : que les deux aient le virus de l’expatriation, que les deux métiers s’expatrient bien, et que l’un ait envie de faire des compromis pour l’autre. Ce système a au final ouvert des opportunités pour nous deux : quand on est partis en Asie du Sud-Est, les postes que mon mari pouvait obtenir dans son entreprise depuis Paris en Asie n’étaient pas géniaux ; mais quand il est arrivé et qu’au bout de 6 mois il a fait ses preuves, les responsables locaux l’ont fait accéder à des postes auxquels il n’aurait jamais pu prétendre depuis Paris.
Du corporate à la startup
Le dernier poste corporate que j’ai occupé, c’était CTO chez Vinci Construction, à Paris. C’était absolument génial, j’avais carte blanche pour faire de l’innovation, on mettait en place des solutions de béton bas carbone, des data de reconnaissance d’images sur nos chantiers, des outils digitaux pour nos opérateurs, la mise en place de trajectoires environnementales, et puis je travaillais aux côtés d’un président que j’admire beaucoup. Seulement, au bout de 3 ans et demi, dans un rôle transverse comme le mien, on commence à comprendre qui va mettre des obstacles, qui il faut contourner, bref on commence à faire de la politique, et je pense que c’est ce qu’il ne faut surtout pas faire quand on fait de l’innovation. Or je pense qu’il faut en permanence se réinventer, se former, apprendre, et éviter de finir au placard à 55 ans.
J’hésitais entre le corporate et la startup, alors Vinci m’a proposé des boîtes à diriger, des boîtes de 2000 personnes. Mais pour moi, le vrai challenge, c’était de prendre une startup en avance de phase, avec une véritable technologie de pointe, mais où tout était à structurer : si je suis capable de relever une telle boîte, que dans 3 ans elle a réussi à lever des fonds, qu’elle a pris une nouvelle échelle, qu’elle est prête pour l’international, alors les compétences que j’aurais acquises seront gigantesques. Je voulais une boîte où les leviers que j’utilisais pour la développer se traduiraient dans les livres de compte.
Désormais, je suis à la tête de NamR, une entreprise qui produit de la donnée : elle part de l’open data et l’enrichit, la rend interopérable, pour mieux outiller le secteur public (avec de grandes cartes de rénovation énergétique notamment), les assureurs (en évaluant mieux le risque d’une maison), les retailers (avec des données plus précises sur leurs clients). La porte d’entrée pour tous ces acteurs, c’est la géolocalisation : sur une adresse, NamR va être capable de sortir 250 informations (socio-économiques, de taille de parcelle, de pente de toit), les vérifier, les compléter et prédire celles qui manquent via de l’intelligence artificielle et du machine learning. Le marché n’est pas encore très mature, mais c’est ça qui rend le job intéressant : ouvrir des marchés pionniers ! Notre objectif est de devenir le « Google du bâtiment et des territoires » ; que lorsque vous cherchiez une information sur des bâtiments, une collectivité, un propriétaire, une zone à urbaniser, vous preniez le réflexe namR ! On n’en est pas encore là, mais c’est un nouveau challenge passionnant.