Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche au CNRS

Catherine Wihtol de Wenden fait partie des 13% de directrices de recherche au CNRS. Elle est spécialisée dans les migrations, et ce n’est pas un hasard : son histoire familiale est celle d’une migration permanente (des États Baltes vers l’Argentine vers l’Uruguay vers la France). Elle en a fait sa thématique de prédilection, en menant des enquêtes aussi diversifiées que dans les usines Renault (étudiant le recrutement de personnes immigrées de culture musulmane pour éviter les accidents de travail liés à l’alcool) ; dans les cercles de l’armée pour comprendre comment les militaires français de culture musulmane étaient intégrés…Mais ce n’est pas tout : très engagée à la Ligue des Droits de l’Homme, Catherine travaille sur les inégalités auxquelles font face les femmes dans la migration, que ce soit à la frontière américano-mexicaine, au Soudan, en Libye… Bref, tout une carrière engagée qui lui aura valu la Légion d’Honneur : bravo Catherine !

Les migrations : une histoire familiale devenue sujet de thèse

Je suis née en 1950, je suis rentrée à Sciences Po en 1967 : on peut dire que c’est ma deuxième maison. J’y ai fait mes études, ma thèse, j’y ai travaillé… Et désormais je suis chercheuse au CNRS, dans un laboratoire de Sciences Po. Au lycée, j’aimais beaucoup l’histoire et la géographie, les langues et la philosophie, et puis je n’étais pas bonne en maths. Sciences-Po était parfait : j’ai donc fait une double formation en droit. Je ne savais pas trop ce que je voulais faire à l’époque, je me suis progressivement orientée vers la recherche et l’enseignement supérieur.

Très tôt, je me suis intéressée au sujet des migrations ; au départ pour des raisons personnelles. Mes parents étaient professeurs de lycée dans un département avec beaucoup d’immigration, la Picardie. C’était surtout une migration agricole et industrielle, dans les petites usines de transformation de betteraves sucrières. Mon père, bilingue parce qu’il avait vécu en Argentine, traduisait souvent les contrats des ouvriers espagnols et portugais. Et de façon plus générale, l’histoire de ma famille est une histoire de migrations. Une partie de la famille était originaire des États Baltes, qu’ils ont quitté à la fin du XIXème, pour ensuite migrer en Argentine, puis au Brésil, puis en Uruguay. Mon arrière-grand-père avait travaillé dans les chemins de fer du Rio Paraná, mon grand-père était parti en Amérique Latine pour travailler, et mon père a été élevé là-bas. On était très sensibles aux problématiques de migrants, ou plutôt de réfugiés, ça faisait partie de la culture familiale.

Moi-même, étudiante à Sciences-Po, je faisais des cours d’alphabétisation en tant que bénévole, j’apprenais le français à des ouvriers. Je me suis dit que ça pourrait faire un bon sujet de thèse. Au fur et à mesure que j’écrivais ma thèse, le sujet a pris une importance particulière, et j’ai fini par me spécialiser dans cette thématique.

Des ouvriers Renault à l’armée française, ou comment varier les sujets de recherche

Après Sciences Po, j’ai fait ce qu’on appelait à l’époque le 3ème cycle, et qu’on appelle désormais l’école doctorale, qui forme à la méthode des entretiens. On a appris à faire des enquêtes. Certaines recherches ont exigé un travail de terrain particulièrement riche. Je pense notamment à une enquête que j’ai menée dans les usines Renault de l’Ile Seguin pour le compte du CNRS. C’était passionnant, on a découvert certaines pratiques RH qui sont désormais oubliées. A une époque, les RH avaient diversifié les nationalités dans les recrutements et pris notamment des maghrébins, parce qu’il y avait tellement d’accidents de travail dus à l’alcool que l’entreprise avait choisi de prendre des musulmans. Même constat dans le milieu du bâtiment.

Une autre enquête m’a beaucoup marquée : c’était à l’armée, pendant 2 ans nous allions dans les casernes interviewer des jeunes issus de l’immigration de culture musulmane pour mieux comprendre comment ils conciliaient le fait d’être militaire français tout en étant de culture musulmane.

Certaines enquêtes ont été plus complexes à mener que d’autres. Les ouvriers agricoles migrants, ils ne parlaient pas beaucoup, ils avaient peur de la politique (pour les Portugais, c’était la fin du régime de Salazar, pour les marocains c’était Hassan II). L’autre difficulté, c’était d’interviewer des réfugiés à propos des regroupements familiaux. Certains étaient tellement traumatisés, ils pensaient qu’on était de la police. Être une femme a un peu simplifié l’approche, ça détendait un peu l’atmosphère.

Hommes et femmes : inégaux face aux migrations

Je crois beaucoup aux Droits de l’Homme : je fais partie de la Ligue des Droits de l’Homme depuis 1987. J’y ai pris quelques responsabilités, je participe à des conférences, j’interviens sur des formations, je commente des films et documentaires qui traitent de l’immigration... J’ai également été consultante au Conseil de l’Europe pour l’égalité hommes-femmes sur les sujets de migrations. Il existe vraiment une inégalité colossale pour les femmes qui décident de passer les frontières ; des femmes Soudanaises qui se réfugient en Égypte sont souvent violées par leur patron. Ne parlons pas de celles qui traversent la Libye, qui sont violées, enfermées. Pareil quand elles traversent la frontière américano-mexicaine : elles se font des piqûres pour ne pas tomber enceintes parce qu’elles savent bien qu’elles seront violées au cours de leur parcours. C’est un sujet que j’ai également traité au HCR (l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés), où j’ai fait partie d’un groupe de travail sur les politiques migratoires des réfugiés en Europe.

Être bien accompagnée, tout un art…

J’ai 5 enfants : au début, ça a été assez difficile d’organiser mon temps, notamment en termes de réunions après 17h. Il y a toute une période où la sociabilité avec les collègues a disparu : je ne pouvais pas sortir le soir parce qu’il fallait que je m’occupe de mes enfants. Ça peut être pénalisant en termes de connivence professionnelle. Mais l’avantage de ce métier, c’est qu’on n’a pas beaucoup de hiérarchie. Je n’avais pas de patron qui allait me demander d’être là à 9h15 en pointant : souvent je ne travaillais pas le mercredi mais un peu le weekend, je travaillais sur la publication de ma thèse la nuit, j’écrivais mes livres le mois de juillet…

On ne définit pas les choses de façon si construite au départ : c’est une série de rencontres et de circonstances qui ont forgé mon parcours. J’ai eu la chance de travailler avec des professeurs extraordinaires. Pour ne citer que quelques noms : Georges Tapinos, grand spécialiste de l’économie des migrations, m’avait demandé à 25 ans de diriger une enquête de 2000 personnes. J’ai également eu l’occasion de travailler avec Aristide Zolberg entre 1982 et 2012, grand théoricien politique des migrations qui enseignait à Chicago et New York. Avec Rémy Leveau, spécialiste du monde arabe, nous avons travaillé sur la diffusion des enquêtes Renault ensemble. Des personnes que je remercie chaleureusement pour leur soutien.

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