Gaëlle Bitéghé, ou le cheminement intellectuel d’une femme au pouvoir
« Tombée dans la soupe de la finance » à 23 ans, Gaëlle Bitéghé a monté les échelons jusqu’à devenir Directrice Générale de la filiale gabonaise de la banque panafricaine Ecobank à 36 ans, faisant d’elle l’une des plus jeunes dirigeantes du continent. Elle est désormais retournée sur les bancs de l’école pour poursuivre un Executive MBA, et se confie sur les différents obstacles qu’elle a dû surmonter au cours de sa carrière, notamment pendant sa maternité : « les femmes ont des bébés, pas des lobotomies ». Une mine de conseils pratiques, merci Gaëlle !
Gabon
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Tombée dans la soupe de la finance à 23 ans
Je viens d’une famille de classe moyenne, et j’ai grandi entre la France et le Gabon (mes parents avaient la chance d’avoir des emplois qui les emmenaient à l’étranger. J’ai été élevée de manière extrêmement stricte : c’était une éducation à l’ancienne, avec des règles et responsabilités attribuées très tôt.
J’ai eu mon bac à l’âge de 18 ans et je suis allée faire mes études au Ghana, sur les conseils de mes parents. Ce n’était pas du tout un pays que j’avais en tête à la base, mais aujourd’hui je suis très heureuse de ce choix : les études étaient en anglais et me situaient en Afrique. Ça me mettait dans une position avant-gardiste et je ne le savais pas encore à l’époque. Au Central University College, j’ai fait un Bachelor en banque et finance (j’aimais beaucoup les mathématiques et les sujets rationnels). Là, je suis tombée dans la soupe de la finance et je n’en suis plus ressortie depuis.
Je suis rentrée au Gabon pour un stage chez Citibank. Le stage devait durer 4 mois, au bout d’un mois et demi on m’a proposé un CDI. J’ai passé 7 ans à Citi, et j’y ai découvert le monde de la banque, qui est si varié et où il y a tant de choses à faire. J’étais sous la coupelle de deux femmes managers exceptionnelles (les catalyseurs dans ma carrière ont souvent été des femmes). Ma N+1 a quitté Citi pour retourner à l’école alors qu’elle avait des enfants en bas âge : elle a fait un Master en Finance à la London Business School, et j’ai vu quel boost ça a donné à sa carrière, ça m’a donné des idées quinze ans plus tard. Mon autre patronne, la directrice de Citi à l’époque, était très dure avec moi, et je ne comprenais pas pourquoi : elle m’expliquait qu’elle voyait quelque chose en moi. Je pense que ce qu’elle a vu à cette époque, c’était une éthique du travail : je ne rechignais jamais à la tâche, je venais tôt, j’étais rigoureuse… Quand un poste s’est ouvert en Afrique du Sud, elle a fait passer mon profil sans que je le sache, et j’ai été retenue.
Rajouter des cordes à son arc, progressivement
Je suis donc allée en expatriation en 2007 en Afrique du Sud, pour une division qui couvrait l’Afrique Subsaharienne. Deux ans plus tard, j’ai été contactée par un chasseur de tête pour le compte d’une grande banque sud-africaine qui cherchait à recruter un spécialiste de l’Afrique pour renforcer ses effectifs sur les marchés des Capitaux, et j’ai déménagé à Londres. Pour tout banquier, travailler à la City, c’est le rêve, j’en étais très heureuse. J’ai quitté cette banque pour rejoindre Ecobank au bout de deux ans en tant que Head of Investment Banking : ils m’avaient contactée parce qu’ils étaient en train d’ouvrir un bureau de représentation à Londres.
J’avais accumulé beaucoup d’expérience sur le continent africain, en dehors du continent, dans différents métiers de la banque. Une nouvelle opportunité s’est alors offerte à moi : le Directeur Général Adjoint d’Ecobank au Gabon avait quitté la banque pour rejoindre le gouvernement. Je l’ai remplacé en 2012, pour être promue deux ans plus tard Directrice Générale, cela faisait de moi l’une des plus jeunes dirigeantes de banque sur le continent. Je faisais moins de banque, plus de diplomatie des affaires et de négociation… C’était une nouvelle corde à mon arc. Puis finalement j’ai été retenue pour rejoindre la Direction Régionale Afrique Centrale.
Repartir sur les bancs de l’école : une manière de se poser les bonnes questions
En 2019, je me suis rendu compte que j’allais fêter 10 ans au sein du groupe : je sentais que j’étais dans une zone de confort, et ça ne me convenait pas. Je me posais des questions sur la suite. J’ai donc décidé de repartir à l’école : avec mon Bachelor, j’étais arrivée à un plafond de verre, et le MBA me semblait la solution parfaite pour un accélérateur de carrière. Un Executive MBA, c’est pour les personnes en milieu de carrière. On nous apprend la théorie derrière tout ce qu’on a découvert sur le tas. Théoriser mon travail m’a aidée à structurer toutes les compétences que j’avais accumulée. Mais surtout, ça m’a donné confiance et validé ma capacité de leadership.
Je suis exactement là où je voulais être il y a 15 ans. La question est : quelle est la suite ? Je recherche un équilibre différent : je ne prends plus mes décisions uniquement pour moi, je suis mariée, j’ai deux enfants, ce sont des inconnues qui rentrent dans l’équation. On a une moindre capacité à se projeter à 20 ans qu’à 35 ans. A 20 ans, je me projetais à 2 ans, à 5 ans. Aujourd’hui, à 40 ans passés, je me pose la question de ce que je veux faire dans 20 ans. J’ai un calepin où j’écris tout ce qui me passe par l’esprit. De façon très scolaire, une fois par an, j’écris là où j’en suis, mes opportunités, mes objectifs et comment les atteindre. C’est le meilleur moyen pour voir mes avancées : je reviens sur ce que j’ai écrit il y a un mois, il y a un an. Si c’est toujours d’actualité, il ne faut plus que ce soit uniquement couché sur papier, il faut passer à l’exécution, ça veut dire que l’idée vaut la peine d’être explorée. Il y a 20 ans, j’avais des ambitions claires en termes de poste. Maintenant, c’est en termes d’impact : je veux pouvoir mesurer ce que j’apporte aux communautés, le bénéfice que ma famille en tire aussi.
De l’art d’être une femme de pouvoir
J’ai été l’une des plus jeunes dirigeantes du continent africain, mais je ne me souviens pas avoir eu le sentiment d’être traitée de manière différente parce que j’étais une femme et j’étais jeune. Au contraire, j’ai été protégée et poussée par mon entourage, je ne l’ai jamais vécu comme un challenge. En revanche, j’ai dû moduler ma personnalité. Plus on évolue dans le monde de la finance, moins les femmes sont nombreuses. On se retrouve souvent à être la seule femme autour de la table, et il faut s’imposer. Il y a plus d’efforts à faire de la part d’une femme, tout simplement pour qu’on nous laisse finir une phrase, ou contrer les blagues sexistes.
J’ai plus eu affaire à des défis du fait d’être une femme noire à Londres. On me demandait quand je rentrais dans une salle de réunion où était mon patron. Je me sentais offensée mais rapidement, ça passait : c’était presque plus gênant pour la personne en face. J’étais là pour faire mon travail : à partir du moment où on se met autour de la table, on se met au travail et on se rend compte qu’on parle le même langage. Les gens respectent la compétence.
Vie de famille : les nouvelles règles du jeu
En revanche, quand la vie de famille s’invite dans la carrière, c’est toute une autre discussion. J’ai fait mes enfants tard, à 37 et 39 ans : avant j’étais trop occupée, je n’avais pas le temps. Mais si je devais le refaire, je les aurais eus à 20 ans. D’abord pour des raisons physiologiques, la maternité est éreintante. Deuxièmement, parce que les femmes paient toujours le fait d’enfanter quand elles sont haut placées. Quand on annonce sa grossesse, l’écosystème qui tourne autour de nous panique. Mais les femmes ont des bébés, pas des lobotomies. C’est juste que mon temps est beaucoup plus compté. Avant mes journées faisaient 15 heures, désormais elles en font 8 et pourtant je dois délivrer le même niveau de travail. Ça veut dire que je dois être plus efficace, et que je suis encore plus exigeante avec mes équipes, je tolère encore moins l’inefficacité.
Les enfants, c’est de l’imprévu. Quand mon enfant me réveille à 2h du matin avec une fièvre, ce n’était pas prévu dans ma to-do list. Il y a eu beaucoup de changements à faire dans ma vie privée que j’ai dû intégrer à ma vie professionnelle par la suite. J’avais un système de soutien rodé (nounou, femme de ménage, chauffeur) qui savait exactement ce qu’il fallait faire. C’était le seul moyen pour moi d’être détendue et d’être au travail sans être angoissée de ce qui se passait à la maison. J’ai beaucoup itéré, je n’ai pas trouvé la formule du premier coup.
Si je devais donner quelques conseils, ce serait de démystifier ses échecs et les décortiquer : qu’est-ce qui m’a amenée là et qu’est-ce que j’aurais pu faire différemment ? Il faudrait mieux capitaliser sur les choses qu’on a mal fait. Comment je fais aujourd’hui si la même situation m’arrive à nouveau ? Un autre conseil, c’est aussi d’avoir confiance en soi très tôt : c’est très difficile à 20 ans d’être consciente de sa valeur, mais c’est essentiel.