Madees Khoury, pionnière de la bière artisanale au Moyen-Orient

Madees Khoury, première femme brasseuse du Moyen-Orient, est la force motrice derrière Taybeh Brewing Company, l’une des rares brasseries palestiniennes. Bien plus qu’une simple boisson, Taybeh Beer est devenue un symbole d’identité et de résilience palestiniennes. Malgré les obstacles – restrictions à l’importation et à l’exportation, checkpoints, instabilité économique – Madees continue d’innover et d’élargir l’horizon de Taybeh Beer, en y intégrant des saveurs locales audacieuses comme le za’atar, le sumac ou encore la pastèque acidulée. Au-delà de la bière, elle soutient les agriculteurs locaux et organise l’Oktoberfest de Taybeh, un événement qui rassemble Palestiniens et visiteurs du monde entier. Pionnière dans un secteur dominé par les hommes, Madees incarne la force, la passion et la persévérance face à l’adversité.

L’histoire de la bière Taybeh

Tout a commencé aux États-Unis, lorsque mon père a commencé à brasser de la bière dans sa chambre d’étudiant. Chaque été, il rapportait son matériel en Palestine pour brasser en famille. À l’époque, cela ressemblait à de la magie. Il a poursuivi ses études, devenant maître brasseur. Au début des années 90, avec mon oncle, ils ont envisagé d’ouvrir une brasserie à Boston. Mais avec les Accords d’Oslo, un vent d’espoir soufflait sur la Palestine. Mon grand-père les a alors encouragés à rentrer et à créer la première brasserie palestinienne : « Pourquoi ne pas l’ouvrir ici ? Il n’y en a pas. »

Ils lui ont lancé un défi : s’il obtenait les autorisations nécessaires, ils quitteraient les États-Unis. Mon grand père a relevé le pari. Il a acheté un terrain, construit l’usine, obtenu les permis… et même l’approbation de Yasser Arafat.

C’est ainsi qu’en 1994, Taybeh Brewing Company est née, créée par mon grand-père, mon père et mon oncle. L’année suivante, notre famille est rentrée en Palestine et la brasserie est devenue notre deuxième maison.

Des études de commerce au brassage de la bière : retour aux sources

Après des études en Business et Management aux États-Unis, j’ai été la première de ma génération à revenir à Taybeh en 2007. J’ai alors décidé de rejoindre l’entreprise familiale et de plonger dans l’univers du brassage. Au départ, je connaissais peu ce métier. L’apprentissage a été intense : comprendre la science derrière chaque brassin, maîtriser le processus et la précision exigée. Brasser de la bière, ce n’est pas simplement assembler des ingrédients, c’est un subtil mélange de chimie, de patience et de quête de perfection à chaque cuvée.

Taybeh est un village palestinien d'environ 1 000 habitants, majoritairement chrétien, situé à 15 km de Jérusalem et à 12 km de Ramallah. Ses rues étroites et ses maisons en pierre, surplombant les collines environnantes et la mer morte, en font un lieu empreint d’histoire et de traditions.

 

Brasser en Palestine : « Rien n’est facile »

Diriger une brasserie en Palestine demande une résilience à toute épreuve. Depuis 31 ans, nous avons dû surmonter d’innombrables obstacles. Presque toutes nos matières premières – à l’exception de l’eau et de quelques ingrédients locaux – doivent être importées. Chaque livraison est soumise à des retards, des restrictions et une bureaucratie interminable en raison de l’occupation. Plus d’une fois, notre production a été stoppée net parce que nos ingrédients restaient bloqués à la frontière. L’exportation est tout aussi compliquée, freinée par des checkpoints et un accès limité aux marchés.

Depuis le début de la guerre, la situation s’est encore aggravée. Les checkpoints se sont multipliés, compliquant nos livraisons. L’exportation via le port de Haïfa est devenue un véritable casse-tête. La fermeture de nombreux hôtels et restaurants, couplée à la montée du chômage, a rendu la bière plus difficile à vendre. En parallèle, nous subissons des menaces de colons et des incursions militaires, qui mettent en péril notre activité.

Au-delà des défis logistiques et politiques, brasser de la bière en Palestine pose aussi une question culturelle. L’alcool n’étant pas consommé par tous, notre marché est naturellement restreint. Être une femme brasseuse ajoute une autre couche de complexité. À mes débuts, je devais constamment prouver ma légitimité dans un secteur largement masculin. Certains chauffeurs refusaient même de s’adresser à moi, préférant parler à mon père ou à mon frère, alors que je suis la personne en charge. Ceci étant, les mentalités évoluent. Aujourd’hui, je suis reconnue pour mon savoir-faire, bien au-delà du simple fait d’être "la première femme" dans ce domaine.

Un symbole d’identité et de solidarité palestiniennes

Taybeh Brewing Company est bien plus qu’une brasserie : c’est une vitrine du savoir-faire palestinien, un symbole de résilience et d’innovation face aux défis de l’occupation.

Notre engagement va au-delà de la bière. Nous soutenons activement la communauté locale en donnant nos drêches aux agriculteurs pour nourrir leur bétail et en mettant en avant l’artisanat palestinien à travers la vente d’huile d’olive, de savon, d’épices, de confitures et de broderies. Nos bières spéciales, infusées au café arabe, au za’atar ou au sumac, sont élaborées avec des ingrédients achetés directement auprès de productrices locales, leur assurant ainsi un revenu durable.

L’un des moments forts de notre engagement est l’Oktoberfest de Taybeh, un festival qui, chaque année, transforme notre village de 1 000 habitants en un carrefour culturel vibrant, mêlant musique, gastronomie et partage. Malheureusement, la guerre nous a contraints à suspendre l’événement, mais nous gardons l’espoir de pouvoir le relancer bientôt.

Briser les barrières et se tourner vers l’avenir

Nous avons de grandes ambitions pour Taybeh : continuer à élargir la portée de Taybeh, explorer de nouvelles saveurs et montrer une autre facette de la Palestine au monde. Nous investissons actuellement dans l’extension de la brasserie et nous diversifions nos marchés à l’export. En 2013, nous avons aussi ouvert un hôtel de 80 chambres à Taybeh, qui abrite notre cave à vin. Même si l’hôtel est fermé depuis un an et demi, nous espérons pouvoir le rouvrir et relancer l’activité.

Les défis sont nombreux, mais nous restons déterminés. Nous continuerons à brasser, à grandir et à faire vivre notre histoire – une pinte à la fois.

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