Nadia Khiari, icône de la liberté d'expression en Tunisie
Depuis le 13 janvier 2011, Nadia Khiari s'est promis de ne plus jamais avoir peur. Depuis 11 ans, son alias, le chat révolutionnaire Willis from Tunis, continue d'arpenter les rues, de taper sur toutes les têtes et de se moquer de ce qui ne va pas. Dessinatrice de presse, caricaturiste, artiste peintre, autrice de nouvelles et enseignante en arts plastiques, Nadia Khiari est devenue une véritable icône de la liberté d'expression en Tunisie. Pas étonnant qu'on lui ait décerné le prix « Couilles au Cul" en 2016, récompensant le courage artistique d'un auteur. Nous avons rencontré Nadia Khiari à la Marsa où elle nous conte son histoire.
Tunisie
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Ma mère m’a dit : « Les enfants c’est comme les crêpes, la première est toujours bizarre ».
J’ai eu la chance d’avoir des parents très jeunes : ils n’avaient que 21 et 23 ans lorsque je suis née dans le quartier Lafayette de Tunis en 1973. Encore aujourd’hui, ce sont toujours des grands gamins. Enfant, j’ai toujours eu la chance d’être entourée de bouquins. Pour chacune de mes bonnes notes, mes parents me louaient un livre ou une bande dessinée pour 20 millimes. J’ai grandi avec Mandrake, Zembla et Gaston Lagaffe qui aujourd’hui encore, me fait toujours autant hurler de rire et cogiter. Le dessin de presse est venu plus tard, à l’adolescence : mon père m’avait offert un bouquin d’Honoré Daumier avec des caricatures. Je ne comprenais pas vraiment le contexte de cette France du XIXème siècle, mais je captais l’idée et ça me fascinait. Par la suite, j’ai découvert les chats de Siné. Là-encore, je n’avais pas la maturité politique de comprendre l’impact de ces chats mais la rage de ce vent de mai 68 dans son journal Siné Massacre me plaisait. J’ai toujours dessiné et peint, j’y consacrais déjà beaucoup de temps à l’école.
Après le baccalauréat, j’avais une folle envie de partir, découvrir le monde. J’avais reçu une bourse pour faire mes études et j’ai atterri en France, dans la cité universitaire de la fac de Lettres d’Aix-en-Provence, en section Arts Plastiques. Je suis arrivée seule, c’était à la fois magique et flippant. J’ai compris ce que signifiait « m’exprimer librement ». J’ai aussi découvert la presse satirique et la critique politique que je ne connaissais pas du tout en Tunisie.
En 1997, de retour à Tunis, j’ai commencé à enseigner à l’école d’architecture, en tant que professeur de dessin. Quand je me suis retrouvée pour la première fois devant une classe, j’ai prétendu aller faire des photocopies pour me griller une cigarette aux toilettes. J’avais presque le même âge que mes étudiants, je me suis demandée ce que je faisais là et comment j’imposerai mon autorité. Après deux mois, j’ai fini par me sentir à l’aise et j’ai adoré enseigner. J’ai par la suite enseigné quelques d’année aux Beaux-Arts de Tunis.
Je voulais aussi sortir de la fac, j’ai toujours fais beaucoup de choses à côté. Je peignais notamment : j’ai fait ma première exposition en 2006, au Café Journal. Ce dont je rêvais par-dessus tout, c’était de percer dans le dessin. Je voulais en faire mon métier. J’avais dessiné une BD de 60 planches dont aucune maison d’édition tunisienne ne voulait : « Ici, la BD n’est pas dans notre culture. A la rigueur, on peut faire une BD sur le foot ». Il y a encore peu de dessinateurs aujourd’hui même si ça se développe, notamment avec le collectif de dessinateurs tunisiens LAB619.
A 30 ans, pour diverses raisons, je suis partie m’installer à Bordeaux pour enseigner. J’ai toujours tenu à dissocier mon travail « alimentaire » et mon travail artistique. Etre libre et indépendante dans mon activité artistique, c’était indispensable. J’ai commencé à solliciter des maisons d’éditions et des galeries en France mais je me suis vite rendue compte que je ne disposais pas du réseau nécessaire.
En France, je suis un petit poisson dans un océan. En Tunisie, je suis un petit poisson dans un bocal.
J’avais davantage d’espace pour affirmer mon engagement dans l’art. En tant qu’enseignante aux Beaux-Arts, j’étais dans le vivier et je connaissais beaucoup de jeunes talentueux. En 2006, j’ai ouvert une petite galerie avec mon mari dont le but était d’exposer des artistes qui n’avaient jamais été exposés. Nos expositions pouvaient être assez politiques avec des critiques sur le pouvoir en place, sur Ben Ali, sur la police ou encore la phallocratie de l’Islam. La police politique était présente à chaque vernissage.
La critique sociale et politique s’est inscrite au fur et à mesure dans mes travaux. J’ai toujours fait appel à des avatars incarnant des personnages qui ne parviennent pas à s’adapter à leur environnement toxique. C’était souvent des lutins bizarroïdes ou des plantes carnivores et psychédéliques, qui ne se fondent pas dans la norme. Mon premier personnage était un caméléon rose flashy qui n’arrivait pas à changer de couleur mais qui était indéniablement Pink and proud.
13 janvier 2011.
En 2010, un chat s’est invité chez moi et je l’ai nommé Willis, en référence à l’un de mes films préférés d'Albert Dupontel où Bernie se fait appeler Willis. J’ai commencé le dessiner dans son quotidien basique de chat : rentrer, sortir, manger, dormir. La symbolique du chat n’a rien à voir avec celle du caméléon : le chat a un côté rebelle et désobéissant alors que le caméléon a un côté politicien, celui qui change d’opinion et retourne sa veste. En janvier 2011, j’ai donc commencé à utiliser le chat pour mes dessins de critique politique. Mes chats ont toujours été uni et sans rayures, quelque-soit la personne représentée (femme, homme, politicien, commerçant…), tous les mêmes, tous égaux.
13 janvier 2011, (dernier) discours de Ben Ali. Il disait nous avoir compris, promettait de baisser les prix des denrées alimentaires de base, de ne pas se représenter aux élections suivantes, de lever la censure sur internet, dans la presse et dans les médias. J'ai voulu vérifier et j'ai partagé mon dessin sur Facebook sous le pseudo Willis from Tunis. Je ne m’attendais pas du tout à cette viralité. L’accueil de ce dessin sur les réseaux sociaux m’a galvanisé et donné l’envie de continuer. A défaut des maisons d’édition, le public m’a donné raison. Il ne faut pas oublier qu’en 2011, il y avait déjà 5 millions de comptes Facebook tunisiens. Youtube n’était pas encore autorisé. Facebook était l’un des moyens de s’exprimer le plus librement possible, un moyen d’esquiver la censure. Quand bien même elle était présente, c’était vite devenu hors de portée pour le gouvernement avec la multitude de pseudos créés. Encore aujourd’hui, il s’agit d’un vrai moyen de faire passer l’information, très politisé.
Après 35 ans de censure, j’avais de quoi dire. La médiatisation de Willis m’a donné l’opportunité de m’exprimer librement, de remettre en question l’ordre établi et de témoigner en tant que citoyenne. Tout s’est vite emballé : en mars 2011, j’ai rassemblé mes économies et je me suis auto-publiée. Je pensais vendre maximum 200 bandes-dessinées à mon entourage et finalement on a fait plus de 3000 tirages. C’était inattendu ! Dès septembre 2011, j’ai eu la chance de pouvoir rencontrer et travaillé avec ceux que j’admirais comme Siné et Plantu.
« Je suis une citoyenne tunisienne qui s’exprime à travers le dessin de presse »
Au-delà de mes revues de presse quotidiennes, je trouve avant tout mon inspiration dans la rue. Je ne traîne pas dans les couloirs du palais de Carthage, je n’ai jamais souhaité être la mascotte d’aucun parti politique. Je ne me gêne pas pour taper sur tout le monde et pointer du doigt ce qui ne va pas, et c’est aussi ça qui plaît je pense. Le sujet qui me travaille le plus aujourd’hui, c’est la hausse hallucinante des prix.
Mon inspiration varie parallèlement à ma jauge d’espoir, plus celle-ci est élevée et plus je dessine. Malheureusement, j’ai la sensation qu’on tourne en rond sans savoir où l’on va. Il est de plus en plus difficile pour moi de trouver de l’inspiration en Tunisie : l’histoire bégaye, se répète et la réalité est parfois plus caricaturale que le dessin lui-même. Nous sommes dans la brume, il est difficile de se prononcer sur l’avenir.
« Plus jamais peur »
Le grand slogan de la révolution. On a toujours vécu dans la peur des représailles mais à partir du 13 janvier, je n’ai plus jamais eu peur. J’ai toujours gardé en moi ce slogan car la peur, ça paralyse : on ne fait plus rien quand on est transi. La connerie humaine me fait peur car elle n’a pas de limites, surtout quand c’est la connerie du groupe. Mais je n’ai pas peur de dessiner ce que je veux : un dessin ne sera jamais aussi violent que certains propos ou actes. Je continuerai donc. Si un malade veut me faire du mal, il le fera pour ce que je représente, pas pour mes dessins. De toute manière, il y aura toujours une façon de trouver un motif pour me mettre en prison quelque-soit le dessin : trouble à l’ordre public, atteinte aux bonnes mœurs, morale publique, incitation à la débauche, etc. La liberté d’expression est attaquée tous les jours, sans cesse fragilisée, partout dans le monde. Nous sommes tous garants de la liberté d’expression. Je ne suis pas responsable de l’impact qu’aura un dessin sur ce que pense les gens mais je suis responsable de ce que j’y dis.
Nadia Khiari, pas seulement Willis
Encore aujourd’hui, mon personnage est plus connu que moi et ça m’arrange plutôt bien. J’adore Willis mais je ne souhaite pas m’enfermer dans ce personnage, j’ai aussi besoin de faire autre chose. J’ai toujours énormément travaillé, mes projets bouillonnent et je me suis investie à 200% dans ce que je faisais. J’écris notamment des nouvelles, notamment celle parue dans le recueil “C'est l'anarchie” (Editions du Caïman) ou encore une biographie de Gustave Courbet, "Courbert vs Vendôme" parue dans le recueil collectif "Vive la commune" (Editions du Caïman). Dernièrement, j’ai mis en peinture les chansons de l’anarchiste amoureux des chats, George Brassens.
J’ai envie de m’adresser aux jeunes et de participer à leur éveil et leur conscientisation. Ce n’est pas parce que tout le monde dit quelque chose que c’est vrai. Je m’implique notamment dans l’association Cartooning for Peace, fondée en 2016 à l’initiative de Kofi Annan, Prix Nobel de la Paix et ancien secrétaire général des Nations unies, et du dessinateur de presse Plantu. On intervient auprès des jeunes dans les écoles ou dans des centres de détention pour mineurs. L’objectif est d’aiguiser leur sens critique et de promouvoir, par le langage universel du dessin de presse, la liberté d’expression, les droits de l’Homme et le respect mutuel entre des populations de différentes cultures ou croyances. Les ateliers de sensibilisation se sont multipliés depuis les attentats de Charlie Hebdo en 2015. Depuis cette date, le dessin de presse est beaucoup plus scruté qu’auparavant et il y a un réel besoin de parler de la censure et des limites de la liberté d’expression.
Dessinatrice de presse
Je suis restée cachée derrière ce petit chat pendant près d’un an jusqu’en 2012. Absolument tout mon public pensait que j’étais un homme : comment une femme pourrait-elle faire du dessin satirique, de la critique politique avec un humour parfois un peu grossier ? Plus tard, on a même soupçonné mon mari d’être derrière mes dessins.
Encore aujourd’hui, le monde du dessin de presse reste très masculin : les 5 dessinateurs dans les journaux les plus vendus sont des hommes même si l’on peut à présent citer Coco dans Libération. J’ai eu la chance de participer à l’expérience Siné Madame, le premier journal satirique exclusivement illustré par des dessinatrices. On s’est beaucoup faites critiquer pour ce projet « genré ». Ce qui est ironique c’est que personne ne s’est jamais plaint que je sois la seule femme dessinatrice de Siné Mensuel pendant presque 10 ans. Et pourtant, nous avons eu l’agréable surprise d’avoir un public très masculin.
On sous-estime toujours les femmes, on ne les croit pas capables de réussir. Et quand elles réussissent, c’est parce qu’elles sont femmes. On ne se dit pas que la réussite d’une femme est tout simplement due à sa capacité de réussir. Alors oui, comme il y a peu de femmes dans le milieu, je suis souvent sollicitée. En plus de ça, je coche beaucoup de cases depuis les printemps arabes : femme, arabe, indépendante, etc. Il arrive qu’on me contacte et qu’on écrive noir sur blanc : « Nous n’avons que des hommes et nous cherchons donc plus de femmes ». Essayez de remplacer le mot « femme » par « noir », « juif », « homo », ce genre de message passerait plutôt mal, non ? Quand on me contacte parce que je suis un faire-valoir, j’envoie balader. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai d’abord fait le choix de m’auto-éditer au départ. Aujourd’hui, je suis heureuse d’être reconnue pour mon travail plutôt que pour mon sexe.