Ruth Tafebe, la voie d’une messagère Afro-soul

« Tu veux pas monter un groupe avec moi ? » : Ruth Tafebe a souvent entendu cette phrase dans sa vie. La première fois, c’était après avoir joué du Bob Marley pour son baptême à l’église. De là naîtront les groupes Sagrada Familia, puis The Sunshipp, Afrorockerz, et enfin les Afrosoul Messengerz. Electro, rock, afrobeat, soul… Ruth touche à tout, que ce soit sur les scènes new-yorkaises, bruxelloises, ou à Montpellier. Une artiste libre et indépendante désormais installée à Abidjan, qui nous prépare bien des surprises sur les prochaines années.

Côte d'Ivoire

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De Bouaké à Montpellier

Je suis la neuvième d’une fratrie de 10 enfants, de parents enseignants. J’ai grandi à Bouaké, en Côte d’Ivoire : à l’époque, c’était une petite ville provinciale, et nous grandissions dans une très grande liberté, j’allais à cheval chez des copines alors que j’étais trop petite pour mettre une selle par exemple. Dès que nous avions le bac, mes parents nous envoyaient à l’étranger, à Montpellier notamment, où mon père avait fait ses études.

Je suis partie plus tôt que mes frères, à 15 ans, à cause des « événements » qui ont eu lieu en 1990 en Côte d’Ivoire. La ville de Montpellier m’a beaucoup plu, j’y ai passé le bac. A l’époque, je voulais être soit pédiatre, soit bonne sœur. Bonne sœur, ce n’était pas assez pratique pour moi, et le mythe du concours de médecine m’a désintéressée de la pédiatrie. En parallèle, je faisais l’aumônerie depuis un certain temps, et je m’étais décidée à faire mon baptême. Pour l’occasion, on m’a proposé de chanter Bob Marley à l’Eglise. Ça a été un événement fondateur de mon parcours, parce que qu’à la sortie de mon ‘concert’, un copain m’a demandé : « ça te dirait de monter un groupe ? ». Sagrada Familia naît donc (et me coûtera mon bac).

J’ai tout de même tenté le concours de médecine, j’ai travaillé pendant un an en Bretagne, et j’en ai été très malheureuse. Une fois le concours raté, je suis rentrée à Montpellier rejouer avec mon groupe, et lors d’un concert à Barcelone, je rencontre DJ Sundae qui me dit : “ça te dirait de monter un groupe ?” . Et on monte le projet électro The Sunshipp. C’est là que naissent véritablement l’envie et la conviction que je pouvais faire de la musique.

Je me dirige finalement vers des études de traduction. L’idée pour moi était de trouver un boulot en attendant de pouvoir vivre de ma musique. C’est pourtant à l’université que j’ai décidé que ce serait dans l’autre sens qu’il faudrait envisager ma vie : le travail viendrait après la musique, pour soutenir mon mode de vie. C’est à ce moment-là que j’ai professionnalisé ma musique.

La musique, une constante à l’autre bout du monde

Montpellier foisonnait à l’époque au niveau musical, ça partait du hardrock métal à l’électronique minimaliste. Mais je n’avais plus d’obligation de rester, et j’avais envie d’autre chose. Avec mon copain de l’époque, chanteur du groupe Antibalas. Il m’avait proposé de venir à New York, pour m’introduire à son réseau. A 26 ans donc, je me suis retrouvée à New York. J’ai rapidement trouvé un club où jouer, j’étais en résidence au Saint Nicks Jazz Pub. J’avais également trouvé une école dans laquelle donner des cours de français, et un salon de thé où travailler, La Bergamotte.

J’ai abordé la question financière de la façon suivante : j’ai toujours travaillé, toujours, parce que je ne me suis jamais senti la légitimité de demander de l’aide à mes parents. New York n’a pas dérogé à la règle : je bossais 80h par semaine, chantait 10h et dormais 3h par nuit. Je mettais toujours un peu de côté, il était impensable pour moi de me retrouver dans une situation où je n’aie pas à manger dans le frigo. Je n’envisageais pas forcément mon futur, j’avais la tête dans le guidon.

C’est à cette période que j’ai décidé de monter le groupe Afrorockerz avec Julien Raulet. Il était en Europe, j’étais à New York, alors j’économisais pendant des mois pour mes allers retours à Paris, un à la fois. Ce n’était pas une période facile mais il n’y avait aucune souffrance. Je n’avais pas d’enfant, le peu d’argent dont je disposais, je ne voulais pas le mettre dans l’achat d’un canapé en cuir.

Julien m’a proposé de faire de l’afrobeat avec Afrorockerz, moi j’étais super intimidée à l’idée de toucher à ce style de musique, qui avait des représentants aussi imposants que Fela. Je pensais que je venais du reggae et du funk. J’avais découvert mon côté soul avec DJ Sundae. Et maintenant l’afrobeat avec Julien. On a proposé à Tony Allen de jouer sur nos morceaux, il a adoré et nous a qualifiés de « dignes héritiers de l’afrobeat ». Wow ! Tony Allen a décoincé des choses que je ne pensais même pas avoir bloquées en moi. Ses retours m’ont donné des ailes que je n’ai même pas pu déployer tout de suite, tellement elles étaient grandes.

A l’époque, je n’avais pas en tête l’idée de percer. Je souhaitais seulement toucher à beaucoup de choses, tout faire à la fois. Je n’ai jamais accepté de faire quoi que ce soit où j’avais l’impression que ça pouvait me griller, et c’est quelque chose que les gens qui ont envie de percer sont prêts à faire. Je ne faisais pas les choses pour que les gens entendent mon nom, il fallait qu’ils entendent quelque chose de bien. Et ça a traversé mon parcours : je me disais toujours « fais bien les choses ».

Une nouvelle vie en Europe

J’ai quitté New York avec un bébé sous le bras, en laissant beaucoup de choses et de gens que j’aimais beaucoup derrière moi. Je suis arrivée chez ma sœur aux Pays-Bas, j’avais déjà des concerts prévus dans le coin. J’ai cherché un travail dans l’enseignement, pour avoir le temps de m’occuper de mon enfant, de ma musique, et de combler mon besoin de contact et de langues. Au bout de 9 mois, j’ai trouvé un travail à Bruxelles dans une école.  

Une nouvelle vie a commencé. J’ai rencontré mon mari, eu un deuxième enfant. J’ai retrouvé un ami d’enfance, on décide de s’installer à deux couples, en colocation, dans une grande maison. Je pouvais maintenant accepter des projets qui n’étaient pas forcément viables financièrement : je pouvais laisser mes enfants et partir faire un concert. Je jouais avec les Afrorockerz. Puis j’ai encore une fois décidé de monter un autre groupe, les Afrosoul Messengerz. C’est là que j’ai vraiment commencé à avoir une idée de construction de carrière.

L’idée de rentrer en Côte d’Ivoire s’est profilée avec mon mari. On voulait revenir à la terre, à un projet de vie qui s’ancrait dans une autre réalité. On s’est donnés 3 ans pour régler nos affaires et déménager. On a tout vendu, pris nos billets d’avion, embarqué la vieille armoire familiale et nos vinyles, et on est partis.

Place au chapitre Afrique

Nous sommes arrivés en Côte d’Ivoire en août 2016. Les débuts ont été complexes, il a fallu puiser dans notre livret d’épargne, on vivait dans un appart où il n’y avait d’eau courante qu’entre minuit et quatre heures. J’ai accepté un emploi en tant que directrice artistique du Bushman Café, un resto-bar-boîte réputé dans la capitale. Ça m’a permis de construire un réseau, de rencontrer de jeunes artistes exceptionnels.

Une fois qu’on a intégré notre maison, les choses ont commencé à prendre du sens, le cadre de vie était plus agréable. Je réenregistrais mon albums, j’étais invitée à des festivals dans toute l’Afrique, à Accra, Ouagadougou, Goma, qui me permettaient de rester dans les bons radars. J’ai signé un contrat avec Universal pour la distribution de mon album, puis j’ai monté mon propre label pour pouvoir suivre de jeunes artistes un peu perdus.

Des choses à dire

Désormais, je jongle entre plusieurs projets, j’écris un spectacle racontant le parcours initiatique d’une jeune fille aux prises avec sa nature biologique et ses racines. Je prends le temps d’organiser des ateliers d’éveil musical, des cours de chant, de coaching vocal…

J’ai pris ma carrière en main, pour la remettre sur les rails que je recherchais. J’ai envie d’être entendue, d’être écoutée. J’ai des choses à dire, en tant que femme, en tant qu’africaine, maman, ivoirienne. Et c’est ce qui traverse tous mes projets maintenant, c’est la conviction que mon message est universel, qu’il parle à beaucoup. Chaque « tu veux pas monter un groupe avec moi ? » a été la petite étincelle qui m’a transportée dans un nouvel espace-temps de ma vie, jusqu’au temps présent.

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